Sur Jack Layton & le NPD

Lettre à La « Riposte »

La lettre suivante a été envoyée à Fightback [La Riposte], journal anglais de la section canadienne de la Tendence marxiste international le 26 août 2011.

Camarades,

Votre nécrologie du leader néo-démocrate Jack Layton, « notre chef de parti »,[1][1] L’originale anglaise parle chaleureusement de « notre chef de parti » alors que la traduction ne réfère qu’à « leur chef de parti ». illustre sans ambigüité la distance entre Fightback (Tendance marxiste internationale) et la tradition trotskyste dont vous vous revendiquez. Bien que nous ne souhaitions pas voir Layton perdre sa lutte contre le cancer, les marxistes n’enjolivent pas sa carrière politique. Il était un social démocrate réformiste, c’est-à-dire un agent politique de la classe capitaliste au sein du mouvement ouvrier.

Vous exprimez au moins votre désaccord avec le « quasi-culte de la personnalité autour du Chef de Parti »[2][2] « La mort de Jack laisse un grand trou dans le Parti. C’est en grande partie parce que l’establishment du parti a crée un quasi-culte de la personnalité autour du Chef de Parti. A l’époque, nous critiquions cette élévation de l’individu au-dessus du parti et des politiques réelles précisément en vue de la possibilité d’une absence de direction. Nous comprenons que le NPD est beaucoup plus qu’une seule personne. C’est un parti de dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes ayant un ensemble d’idées qui répond aux demandes et aspirations de ces derniers. Il faut que nous assurions qu’un nouveau culte de la personnalité ne soit pas créé autour du nouveau leader et que les actions collectives des membres du parti, ainsi que la politique, soient mis au devant. »  et notez que des « développements… négatifs… sont survenus lors de son mandat ». Décrivant la « plus grande erreur » de Layton, vous écrivez :

« À l’hiver 2008, avec un gouvernement minoritaire de Harper et un parti libéral très affaibli sous les rênes de Stéphane Dion, Layton a négocié un accord pour porter au pouvoir un gouvernement de coalition libéral-NPD pour renverser Harper. Tout comme Fightback (version anglaise de La Riposte) a écrit à ce moment, cela aurait été une gaffe massive. Si cela avait vu le jour, cette coalition aurait sauvé le libéralisme canadien de l’effondrement et absolument dévaluer le NPD aux yeux de la population en quête de changement. Le NPD fédéral aurait fait partie du régime d’austérité que les libéraux auraient mis de l’avant (une même austérité que celle qui règne présentement sur nous avec M. Harper). À ce moment, nous avons appelé à la démission de Jack Layton pour empêcher que cette coalition soit formée. Une telle tournure des évènements aurait pu conduire à la destruction du NPD en tant que parti travailliste au Canada.”

Tout en dénonçant à raison une alliance du NPD avec les libéraux (le parti dirigeant traditionnel de la bourgeoisie canadienne) comme « collaboration de classe », votre critique était essentiellement d’ordre tactique, plutôt que de principe. Ceci était évident dans votre proposition d’une entente alternative, moins ouverte, avec les libéraux :

« S’ils [le leadership Layton du NDP] étaient restés fidèles au principe et s’étaient opposés aux attaques des conservateurs sur les travailleurs et les femmes, sans s’être engagés dans des accords avec les partis capitalistes, il y aurait eu un optimisme énorme dans le pays. La majorité est en effet contre Harper, mais la coalition n’est pas soutenable. Le NPD aurait pu par la suite fait des efforts pour imposer ses conditions à un gouvernement libéral minoritaire au profit de la classe ouvrière. Si les libéraux n’étaient pas prêts à accéder à ces demandes, alors ils en porteraient la responsabilité et le NPD serait parfaitement positionné pour les remplacer. »
—4 décembre 2008, marxist.ca

Sous la direction de David Lewis, le NPD a soutenu le gouvernement minoritaire libéral de Pierre Trudeau de 1972 à 1974 à travers précisément ce genre de bloc informel, ou « coalition de corridor ».

Dans votre déclaration sur la mort de Layton vous cherchez à aseptiser l’histoire du NPD sur la participation impérialiste canadienne à l’occupation de l’Afghanistan :

« Lors de la convention fédérale de 2006 à Québec, la presque totalité des délégués au congrès ont appuyé fermement une résolution visant à rappeler les troupes canadiennes d’Afghanistan. Jack Layton s’était alors aussi levé de son siège pour parler en faveur de la résolution. Malheureusement, la bureaucratie du parti s’est efforcée à édulcorer le contenu par après. Malgré cela, la majorité des Canadiens en sont venus à croire le NPD comme s’élevant pour “le retrait des troupes”, tout spécialement au Québec. M. Layton s’est vu affubler du surnom “Jack le taliban” pour ses positions anti-guerre de la part des médias corporatifs et a mérité les éloges pour ne pas avoir reculé. Ceci est une leçon pour les futurs leaders du NPD que de ne pas plier sous les pressions des grandes compagnies. »

Ceci obscurcit le fait que le NPD a été d’accord, en principe, avec l’occupation de l’Afghanistan dès le tout début. Alexa McDonough, la prédécesseure de Layton, a déclaré au parlement qu’ « au nom de mon parti et de mes collègues néo-démocrates, j’ai officiellement annoncé vendredi dernier que le Nouveau Parti démocratique était disposé à appuyer l’engagement du gouvernement à envoyer des soldats canadiens comme partie de la Force de stabilisation approuvée par les Nations Unies » (Hansard, 19 novembre 2001). En 2006, Peter Stoffer, le porte-parole du parti pour les affaires des anciens combattants, a annoncé, « Je soutiens la mission et les troupes en Afghanistan, tout comme notre parti » (Toronto Star, 15 avril 2006).

Fightback prétende que Layton « mérite les éloges pour ne pas avoir reculé » de l’appel de 2006 pour le retrait des troupes de la mission de combat en Afghanistan. Mais la vérité est que le NPD a bel et bien « reculé » deux ans plus tard comme condition de l’accord que Layton a ourdi avec les libéraux, comme vous l’avez noté alors (« NDP-Liberal Coalition : A Complete Sell-Out », 2 décembre 2008, marxist.ca). Chef adjoint du parti Thomas Mulcair l’a stipulé clairement : « Le NPD est en train de mettre de côté ses différences qui ont historiquement existé par rapport aux libéraux sur des questions telle que l’Afghanistan » (Toronto Star, 9 décembre 2008).

Egalement absent de votre salut à Layton est le fait qu’il y a quelques mois à peine, en mars [2011], le caucus parlementaire néo-démocrate a avalisé à l’unanimité la participation de l’armée canadienne à l’attaque « humanitaire » de l’OTAN sur la Libye. De retour à la Chambre des communes en tant que chef de La Loyale Opposition de Sa Majesté en juin [2011], Layton a une fois de plus entraîné la totalité de son caucus à voter, avec les conservateurs et libéraux, l’extension de la mission libyenne. Seule Elizabeth May, la chef du Parti vert petit-bourgeois, a voté contre (AFP, 15 juin [2011]).

Non seulement votre déclaration « salut… un combattant qui manquera à des millions de gens », mais elle prétend que Jack Layton « se situe dans le chemin vers la justice sociale ». Vous suggérez même que sa carrière politique antérieure d’homme politique social-démocrate municipal puisse servir de « modèle » pour l’avenir :

« Jack Layton manquera cruellement au peuple canadien, mais la lutte continue. Nous devons tous aller de l’avant dans le combat contre l’austérité d’Harper sans lui. Nous devons tous chérir les racines d’activisme et de justice sociale de Jack de ses jours à Montréal et au conseil municipal de Toronto et s’en servir tel un modèle pour l’avenir de notre parti. Sur cette base, l’ordre du jour des conservateurs peut être vaincu et le monde d’espoir et d’optimisme que Jack envisageait peut être construit. »

Bien que formellement critique de l’idée que le « changement [puisse] être atteint uniquement par la manœuvre parlementaire », vous présentez le « combat… pour le pouvoir » en termes réformistes parlementaires :

« Avec la perspective de pouvoir à l’horizon, les fissures et divisions au sein du parti sont appelées à devenir plus distinctes. Le ministre fédéral conservateur James Moore a fait une observation astucieuse à la convention de Vancouver. Il a dit : “La moitié du parti souhaite devenir libéral, l’autre moitié souhaite devenir socialiste.” Layton était capable de garder ces deux ailes unies. Avec le décès de Jack, qui sera maintenant capable d’assumer ce rôle? En période de changements et de crises, cette tâche devient pratiquement impossible. Le NPD ne peut pas se diriger vers deux directions en même temps. Et avec une venue au pouvoir au beau milieu d’une crise capitaliste, une voie doit être choisie. Il n’y a pas de place au “centre”. »

La stratégie « révolutionnaire » de Fightback, consistant en un appel à la prise du pouvoir par le NPD pro-impérialiste « sur un programme socialiste », relève d’appétits politiques sociaux-démocrates. Vous prétendez que le NPD est un « parti de dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes ayant un ensemble d’idées qui répond aux demandes et aspirations de ces derniers »,[3][3] Voir la note 2. mais vous fermez les yeux sur le fait que le parti a gagné ses 103 sièges record lors des élections de mai [2011] sur la base d’une plate-forme tellement à droite que Layton lui-même aurait été dans l’embarras pour expliquer comment elle différait au fond de celle des libéraux.

Chantal Hébert, une des observatrices les plus perspicaces de la politique québécoise dans la presse anglo-canadienne, observait qu’une grande partie de l’attrait du NPD au Québec se trouvait auprès de ceux « assoiffés d’une alternative gouvernante aux conservateurs de Stephen Harper ». Elle souligne que, loin d’avoir voulu se présenter en alternative ouvrière, Layton a cherché à séduire les électeurs au Québec en tant que champion de la collaboration des classes, c’est-à-dire d’une alliance avec les libéraux :

« Lors de la dernière élection, le fait que Layton était le partisan prééminent de la coalition libérale-NPD avortée de 2008—une éventualité dont la popularité se fait toujours sentir—, l’a impulsé au Québec. »
Toronto Star, 25 août

Plutôt que de dire la simple vérité sur la soi-disant percée au Québec, vous écrivez, approbateurs, que « Jack Layton mérite à juste titre le crédit d’avoir porté le NPD à sa popularité d’aujourd’hui » :

« C’est une tragédie terrible que Jack Layton ne puisse jouir du succès auquel il a travaillé si dur pour le NPD. Malgré ses erreurs, une chose est bien claire ; peu de gens se sont battus aussi courageusement et de façon si tenace pour la justice sociale autant que Jack Layton. Nous joignons ici nos plus sincères condoléances et non seulement pour la famille Layton, mais pour la famille du NPD dans son étendue et le mouvement du travail canadien qui a été profondément secoué par cette terrible perte. »

Votre empressement pour attribuer du « crédit » à Layton pour avoir agrandi le caucus parlementaire du NPD à travers une campagne embrassant ouvertement la perspective d’une coalition avec les libéraux signifie que, quelles que soient les différences tactiques que vous puissiez avoir eu avec « Jack », vous vous identifiez à lui comme père de la « famille du NPD » à laquelle vous appartenez.

Le vôtre pour la révolution socialiste,

Jordan Briggs

pour la Tendance bolchévique internationale (Toronto)


 1   L’originale anglaise parle chaleureusement de « notre chef de parti » alors que la traduction ne réfère qu’à « leur chef de parti ».

 2   La version française omet tout un paragraphe qui apparait dans l’originale :

« La mort de Jack laisse un grand trou dans le Parti. C’est en grande partie parce que l’establishment du parti a crée un quasi-culte de la personnalité autour du Chef de Parti. A l’époque, nous critiquions cette élévation de l’individu au-dessus du parti et des politiques réelles précisément en vue de la possibilité d’une absence de direction. Nous comprenons que le NPD est beaucoup plus qu’une seule personne. C’est un parti de dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes ayant un ensemble d’idées qui répond aux demandes et aspirations de ces derniers. Il faut que nous assurions qu’un nouveau culte de la personnalité ne soit pas créé autour du nouveau leader et que les actions collectives des membres du parti, ainsi que la politique, soient mis au devant. » 

 3   Voir la note 2.